Tulipes

Le premier chapitre de mon roman.

Le soir, j’avais enfoui le réveil sous mon oreiller car je voulais être le seul à entendre la sonnerie et ne pas réveiller maman, mais j’avais tellement hâte de faire ma surprise que je me suis réveillé bien avant qu’il ne sonne. J’ai attrapé sur mon bureau la lampe de poche chinoise nickelée, j’ai sorti le réveil de sous l’oreiller pour l’éclairer, il était cinq heures moins le quart, j’ai éteint la sonnerie, j’ai pris sur le dossier de la chaise mes habits préparés la veille, puis je me suis habillé à toute vitesse, en faisant bien attention de ne faire aucun bruit. En enfilant mon pantalon j’ai bousculé la chaise, mais, heureusement pour moi, elle n’est pas tombée, elle a juste cogné légèrement la table, ensuite j’ai ouvert la porte, tout doucement, même si je savais qu’elle ne grincerait pas puisque la veille j’avais huilé les gonds, puis je suis allé, en marchant très lentement, jusqu’au buffet, j’ai ouvert le tiroir du milieu et j’ai pris les grands ciseaux, ceux avec lesquels maman me coupait les cheveux, ensuite, j’ai tiré le verrou de la porte d’entrée, et je suis sorti sans faire de bruit, jusqu’au premier coude de l’escalier je me suis retenu de courir, mais ensuite, j’ai dévalé les marches, en arrivant au pied de l’immeuble j’étais bien réchauffé, et j’ai alors pris la direction du square, puisque c’était là, à côté de la fontaine, qu’on trouvait le plus beau parterre de tulipes de toute la ville.

Cela faisait déjà plus de six mois qu’on vivait sans papa, il était censé partir en voyage pour une semaine, au bord de la mer, dans un centre de recherche, pour une affaire urgente, quand il m’a dit au revoir il m’a dit combien il regrettait de ne pas pouvoir m’emmener avec lui parce que la mer, à cette époque de l’année, à la fin de l’automne, c’était un spectacle inoubliable, elle était bien plus agitée qu’en été, il y avait d’immenses vagues jaunes, de l’écume blanche à perte de vue, mais ce n’était pas grave, il a promis qu’à son retour il m’emmènerait, pour me montrer, puis il m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi je n’avais jamais vu la mer alors que j’avais déjà plus de dix ans, tant pis, on comblerait cette lacune, et toutes les autres, il ne fallait rien rater, mais on aurait largement le temps pour tout, on avait la vie devant nous, c’était une des phrases préférées de papa mais je n’ai jamais vraiment bien compris ce que ça voulait dire, et quand, ensuite, il n’est pas rentré à la maison, j’y ai souvent repensé, à ça et à cette scène d’adieu, quand je l’ai vu pour la dernière fois, des collègues de papa étaient venus le chercher avec un fourgonnette grise, je rentrais juste de l’école, si le cours de sciences de la nature n’avait pas été annulé je ne les aurais même pas vus, ils étaient sur le point de monter dans la fourgonnette, ils avaient l’air drôlement pressés les collègues de papa, ils ne voulaient même pas le laisser me parler, mais papa leur a dit d’une voix ferme ne faites pas ça, vous aussi, vous avez des enfants, vous savez ce que c’est, cinq minutes, ça ne changera rien, et alors, l’un de ses collègues, un grand avec des cheveux gris et un costume foncé, a haussé les épaules et a dit d’accord, cinq minutes, ça ne changera rien, c’est vrai, et alors papa est venu vers moi, mais il ne m’a pas caressé les cheveux, il ne m’a pas pris dans ses bras, il tenait sa veste à deux mains devant lui, et il m’a raconté cette histoire sur la mer, et qu’on avait un besoin urgent de lui au centre de recherche, qu’il y resterait une semaine, un peu plus si la situation était vraiment grave, le temps que les choses s’arrangent, et c’est juste après qu’il m’a parlé de la mer, et puis son collègue, le grand avec les cheveux gris, est venu vers nous, et il a posé la main sur l’épaule de papa en disant venez professeur, les cinq minutes étaient écoulées, il fallait partir, sinon ils allaient rater l’avion, papa s’est penché, il m’a embrassé sur le front, mais il ne m’a pas serré dans ses bras, et il m’a dit de veiller sur maman, d’être un grand garçon, car maintenant c’est moi qui serais l’homme de la maison, je devais être à la hauteur, et moi je lui ai dit d’accord, je serai sage, et prends soin de toi papa, et son collègue m’a regardé et m’a dit ne t’en fais pas, mon grand, ils prendraient bien soin du professeur, et il m’a fait un clin d’œil, ensuite, il a ouvert la portière sur le côté de la fourgonnette et il a aidé papa à monter à l’intérieur, pendant ce temps-là, le chauffeur a mis le moteur en marche, et, quand la portière a claqué, ils ont démarré, quant à moi, j’ai ramassé mon cartable et je suis reparti vers l’entrée de l’immeuble car j’avais recruté un nouvel attaquant pour mon équipe de foot miniature et je voulais vérifier s’il glissait aussi bien sur la toile cirée que sur le carton, je ne suis pas resté, je ne lui ai pas fait signe, je n’ai pas regardé la fourgonnette partir, je n’ai pas attendu qu’elle disparaisse au bout de la rue. Je me souviens très nettement du visage de papa, il était mal rasé, il sentait la cigarette, il avait l’air très fatigué, même son sourire était de travers, j’y ai beaucoup repensé depuis mais je ne crois pas qu’il se doutait qu’il ne reviendrait pas, au bout d’une semaine, on a reçu une lettre où il disait que la situation était bien plus grave que prévue, pour des raisons de sûreté d’État il ne pouvait pas nous donner de détails mais il devrait rester un certain temps, si tout allait bien il pourrait avoir deux ou trois jours de vacances d’ici quelques semaines, mais pour l’instant sa présence là-bas était indispensable. Plus tard, il nous a envoyé quelques lettres, toutes les trois ou quatre semaines, dans chacune il nous disait qu’il allait bientôt rentrer à la maison, mais, finalement, même pour Noël il n’a pas pu revenir, et pour le jour de l’an on l’a attendu pour rien, et puis après, le mois d’avril est arrivé, on n’a plus reçu aucune lettre, et alors j’ai commencé à me demander si papa n’avait pas fui à l’Ouest, comme le père d’Egon, un camarade de classe, qui avait traversé le Danube à la nage pour rejoindre la Yougoslavie, et qui n’avait jamais plus donné de nouvelles si bien qu’ils ne savaient même pas s’il était encore en vie.

Je suis passé par derrière car je ne voulais croiser personne, je n’avais pas envie que quelqu’un me demande où j’allais si tôt le matin. Près de la fontaine, par chance, il n’y avait personne, j’ai donc tranquillement enjambé la chaîne, et je me suis retrouvé dans le parterre de fleurs, au milieu des tulipes, j’ai sorti les grands ciseaux, et je me suis mis à couper les fleurs, tout en bas de la tige, j’avais entendu grand-mère dire que plus on coupait les tiges des tulipes au ras du sol, plus elles duraient longtemps, le mieux c’était de les couper avec les feuilles, au départ, j’avais prévu d’en cueillir vingt-cinq, mais, arrivé à quinze, je me suis embrouillé dans mon compte, et je me suis mis à les couper une à une, mon manteau était trempé de rosée, mon pantalon aussi, mais je m’en fichais, je pensais à papa, qu’il avait dû faire la même chose chaque année, qu’il avait dû couper des tulipes comme ça chaque printemps, maman m’avait souvent raconté qu’il l’avait demandée en mariage avec un bouquet de tulipes, qu’il lui avait fait la cour avec des tulipes, et qu’à chaque anniversaire de mariage il lui offrait des tulipes, le 17 avril, il lui offrait un énorme bouquet, le matin, quand elle se levait, elle trouvait des fleurs sur la table de la cuisine, et moi je savais qu’aujourd’hui c’était leur quinzième anniversaire de mariage et je voulais lui offrir un bouquet, le plus gros bouquet qu’elle ait jamais reçu.

J’ai coupé tellement de tulipes que je n’arrivais plus à les tenir, et quand j’ai essayé de porter le bouquet, les fleurs m’ont glissé des mains, alors je les ai posées par terre, j’ai secoué les ciseaux pour retirer la rosée, et j’ai continué de couper les fleurs une à une, je pensais à papa, qu’il avait dû utiliser la même paire de ciseaux pour couper les fleurs, je regardais mes mains, et j’essayais d’imaginer celles de mon père, sans succès, je ne voyais que mes petites mains blanches, et mes doigts coincés dans les anneaux usés des ciseaux, et puis soudain un type m’a crié dessus, m’a demandé ce que je fabriquais, m’a dit de venir tout de suite, où je me croyais à couper les fleurs comme ça, et qu’il allait appeler la police, et qu’on m’enverrait en maison de redressement, car c’était là que je devais être, je l’ai regardé, heureusement, son visage ne me disait rien, alors je lui ai dit de la fermer, voler des fleurs c’était pas un crime, et puis j’ai rangé les ciseaux dans ma poche, j’ai ramassé à pleines mains toutes les tulipes, sauf deux ou trois que j’ai dû laisser, et puis j’ai enjambé la chaîne de l’autre côté, je l’ai entendu hurler après moi, que je devrais avoir honte de parler comme ça, de toute façon il avait noté mon numéro de brassard, je ne me suis pas retourné, je savais qu’il n’avait rien pu noter puisque j’avais fait exprès de mettre mon manteau où il n’y avait pas mon brassard de l’école, je suis rentré en courant à la maison, en tenant le bouquet de fleurs à deux mains, de peur qu’elles se cassent, les tulipes se cognaient les unes contre les autres, parfois elles m’effleuraient le visage, les larges feuilles crissaient, ça sentait comme quand on a coupé l’herbe, mais plus fort encore.

Une fois arrivé au quatrième étage, je me suis arrêté devant la porte et je me suis baissé, j’ai posé délicatement les fleurs sur le paillasson, ensuite je me suis relevé, j’ai ouvert tout doucement la porte, l’entrée était encore sombre, j’ai enjambé le bouquet, je suis entré, et j’ai tendu l’oreille. Ouf, maman n’était pas encore réveillée, j’ai pris toutes les tulipes et je suis allé dans la cuisine, je les ai posées sur la table, je suis entré dans le cellier et j’ai attrapé sur l’étagère le plus gros bocal à cornichons, je l’ai porté jusqu’au robinet, je l’ai rempli d’eau, puis je l’ai posé au milieu de la table de cuisine, et j’ai installé les fleurs dedans, il y en avait tellement que je n’ai pas pu toutes les faire tenir, j’ai dû en reposer une dizaine dans l’évier, après quoi j’ai arrangé le bouquet comme j’ai pu, mais ce n’était pas terrible, à cause des feuilles, les tulipes partaient un peu dans tous les sens, certaines étaient trop courtes, d’autres trop longues, je me suis dit que si je voulais que le bouquet ressemble à quelque chose il fallait couper toutes les tiges à la même hauteur, et j’ai alors pensé à la lessiveuse qui se trouvait dans le cellier, peut-être qu’elles tiendraient toutes dedans et qu’il ne faudrait pas couper les tiges, j’ai ouvert la porte du cellier, et juste au moment où je me penchais en avant pour attraper la lessiveuse, j’ai entendu la porte de la cuisine s’ouvrir et puis j’ai entendu la voix de maman, qui est là ?, elle ne me voyait pas parce que j’étais caché par la porte du cellier, mais moi, je la voyais, par l’entrebâillement de la porte, elle était pieds nus, dans sa grande chemise blanche, j’ai vu son visage quand elle a aperçu les tulipes, elle est devenue toute blanche, elle s’est retenue d’une main au battant de la porte, et elle a ouvert la bouche, je croyais qu’elle allait sourire, mais on aurait dit qu’elle voulait crier ou hurler, comme si elle était très en colère, ou comme si elle avait mal quelque part, elle a fait une grimace, ses yeux se sont rétrécis, et je l’ai entendue prendre une profonde inspiration, puis elle a regardé tout autour d’elle, et quand elle a vu la porte du cellier entrouverte elle a lâché le battant de la porte, puis elle a lissé ses cheveux en arrière et a soupiré, c’est toi mon garçon ?, moi, je suis sorti sans rien dire et je me suis arrêté près de la table, et je lui ai dit que je voulais lui faire une surprise, et je lui ai demandé de ne pas m’en vouloir, je ne voulais rien faire de mal, si je l’avais fait, c’était parce que papa m’avait dit que je serais l’homme de la maison jusqu’à son retour, et alors maman a essayé de sourire, mais je voyais bien dans ses yeux qu’elle était très triste, et elle m’a dit qu’elle n’était pas en colère contre moi, sa voix était grave et rauque, elle ne m’en voulait pas, et elle me remerciait, et en disant cela elle s’est approchée de moi et elle m’a serré dans ses bras, mais pas comme d’habitude, beaucoup, beaucoup plus fort, elle m’a serré très fort contre elle, comme la fois où j’étais tombé malade, et moi aussi, je l’ai serrée, et je sentais battre son cœur à travers mes habits et sa chemise de nuit, et puis j’ai repensé aux tulipes, je me suis revu agenouillé dans le parc, coupant les fleurs une à une, et j’ai senti maman me serrer encore plus fort, et moi aussi je l’ai serrée encore plus fort, mes narines étaient encore imprégnées de l’odeur des tulipes, cette forte odeur d’herbe coupée, et alors j’ai senti ma mère se mettre à trembler et je savais qu’elle allait pleurer, et je savais que moi aussi j’allais pleurer, et je ne voulais pas, mais je ne pouvais pas la lâcher, et je voulais lui dire de ne pas être triste, que ce n’était pas grave, mais je ne pouvais pas parler, je ne pouvais pas ouvrir la bouche, et, brusquement, on a sonné à la porte, violemment, la sonnette a retenti longtemps, fortement, une fois, deux fois, trois fois, et alors j’ai senti ma mère me lâcher, son corps s’est subitement refroidi, moi aussi, je l’ai lâchée, et je lui ai dit attends, je vais voir qui c’est.

En me dirigeant vers la porte, je me suis dit que ça devait sûrement être la police, finalement, le type avait dû me reconnaître et m’avait dénoncé, et maintenant ils étaient là, ils venaient m’arrêter parce que j’avais saccagé un bien public, et que j’avais cueilli les tulipes, et je me suis dit que je ferais mieux de ne pas ouvrir, mais la sonnette continuait de résonner, très fort, et puis ils se sont mis à tambouriner à la porte, alors j’ai tourné le verrou et j’ai ouvert.

En fait, ce n’était pas du tout la police mais les collègues de papa, ceux qui étaient venus le chercher quand il était parti, j’étais tellement surpris que je suis resté sans voix, le grand aux cheveux gris m’a regardé et m’a demandé si ma mère était là, je lui ai fait signe que oui, et je me suis dit qu’ils apportaient sûrement un cadeau de la part de papa, pour leur anniversaire de mariage, et je m’apprêtais à leur dire d’entrer, que ma mère allait être très contente de les voir, mais avant de pouvoir ouvrir la bouche, le type aux cheveux gris m’a dit tu n’as pas entendu ? je t’ai posé une question, je lui ai dit oui, elle est à la maison, et l’autre a dit on entre !, et ils ont poussé la porte et ils sont entrés tous les deux, ils se sont arrêtés dans l’entrée, et le plus petit m’a demandé où était la chambre de ma mère, je lui ai dit que maman était dans la cuisine, je suis passé devant eux et j’ai dit que c’étaient les collègues de papa qui apportaient sûrement une lettre, ou un cadeau, maman était en train de boire de l’eau dans le pichet avec lequel on remplissait la cafetière, elle a suspendu son geste, elle m’a regardé, puis son regard s’est déplacé vers les collègues de papa, et je l’ai vue blêmir derrière le pichet, et quand elle l’a baissé, j’ai vu cette fois ses lèvres se serrer, comme quand elle était très en colère, elle a demandé, d’une voix forte, aux collègues de papa ce qu’ils venaient faire ici, et puis elle a violemment fait claquer le pichet sur le comptoir, l’eau a giclé, elle leur a dit de partir, mais les deux hommes sont entrés dans la cuisine, l’homme aux cheveux gris a dit à maman, sans même la saluer, vous n’avez rien dit à l’enfant ?, maman a secoué négativement la tête et répondu que ce n’étaient pas leurs affaires, mais l’homme aux cheveux gris a dit qu’elle avait tort, que je finirais bien par l’apprendre un jour, qu’il valait mieux affronter la vérité tout de suite, car le mensonge engendrait le mensonge, et maman s’est mise à rire, ah oui !, c’est vrai qu’eux ils étaient les défenseurs de la vérité !, le plus petit a demandé à ma mère de la fermer, maman s’est tue, le type aux cheveux gris s’est placé face à moi et m’a demandé si je croyais réellement qu’ils étaient des collègues de mon père, je n’ai rien dit mais j’ai senti mon corps se refroidir, comme au cours de gym, après la course chronométrée, quand on doit se pencher en avant pour reprendre son souffle, le type m’a souri et m’a dit qu’ils n’étaient pas des collègues de papa mais des agents de la sécurité, que mon père était interné car il faisait partie d’une organisation qui attentait à la sûreté de l’État, et je n’allais pas le revoir de sitôt, car mon père remplissait des brouettes au canal du Danube, est-ce que je savais ce que ça voulait dire ?, ça voulait dire qu’il était dans un camp de travail et, tête en l’air comme il était, il n’allait pas tenir le coup longtemps, et il ne reviendrait jamais, peut-être même qu’il n’était déjà plus de ce monde, et alors maman a saisi le pichet et l’a jeté par terre, il s’est brisé en mille morceaux, l’officier s’est tu, il y a eu un instant de silence, puis maman a hurlé assez !, s’ils voulaient l’emmener qu’ils le fassent, mais qu’ils me laissent tranquille, car j’étais encore un enfant, et elle leur a demandé ce qu’ils voulaient, et pourquoi ils étaient là.

Le plus petit a dit alors qu’ils passaient dans le quartier et qu’ils s’étaient dit que puisqu’ils étaient là, ils allaient nous rendre une petite visite, histoire de voir s’ils pouvaient trouver quelque chose d’intéressant dans la chambre du docteur.

Maman leur a demandé s’ils avaient un mandat, l’officier aux cheveux gris a souri et lui a dit qu’ils n’avaient pas besoin de mandat pour ce genre de broutilles, jeter un œil, ça n’était rien, et il ne pensait pas qu’on avait des choses à cacher.

Maman a élevé la voix, ils n’avaient pas le droit, elle leur a ordonné de sortir, de partir d’ici !, sinon elle irait immédiatement, comme ça, dans cette tenue, devant la mairie et elle ferait un sit-in, et elle exigerait en public que son mari soit libéré, comment pouvait-il être retenu prisonnier depuis six mois sans avoir eu ni procès ni jugement, ce pays avait beau être ce qu’il était, il y avait tout de même une constitution, il y avait tout de même des lois, et pour une perquisition, il fallait un mandat, alors soit ils lui présentaient le mandat, soit ils sortaient !

L’officier aux cheveux gris a souri à maman et lui a dit que la colère lui allait très bien, et que mon père, là-bas, sur le canal du Danube, devait bien s’ennuyer d’elle, une si jolie femme, quel dommage qu’il ne puisse jamais la revoir.

Maman a rougi, elle est devenue écarlate, j’ai vu son corps se raidir et j’ai pensé qu’elle allait gifler l’officier aux cheveux gris, je ne l’avais jamais vue dans une telle colère, et, effectivement, maman s’est avancée, mais pas vers l’officier mais vers la porte d’entrée, qu’elle a ouverte en leur disant ça suffit, s’ils ne sortaient pas immédiatement elle appellerait son beau-père, ils n’étaient pas sans savoir qu’il avait été secrétaire du Parti et il avait beau être à la retraite, il avait encore assez d’influence pour les faire muter à la circulation, alors, dans leur intérêt, il valait mieux partir !, maman leur a dit ça comme ça, d’une voix si ferme que j’ai failli la croire alors que je savais très bien que jamais elle n’appellerait grand-père, car depuis que grand-mère l’avait traitée de sale pute juive hystérique, elle n’avait plus adressé la parole ni à grand-mère ni à grand-père, mais rien de tout ça n’avait filtré dans ses paroles.

Le plus petit des officiers a dit que si elle croyait comme ça que le vieux avait encore de l’influence, surtout maintenant que son fils avait été arrêté, elle se trompait lourdement, il pouvait déjà s’estimer heureux de ne pas avoir été interné, mais si elle voulait lui téléphoner pour se plaindre, libre à elle, et il a avancé tout droit vers le buffet, a tiré le tiroir des couverts et l’a renversé, si brutalement que le tiroir lui est resté collé dans la main, les fourchettes, les cuillers, les couteaux et les petites cuillers ont volé dans la cuisine, l’officier a claqué le tiroir vide sur le buffet, la plaque du dessous s’est brisée, et il a dit à ma mère que maintenant elle aurait une bonne raison de se plaindre, mais ce n’était qu’un début, oui, un simple début, et je l’ai vu grimacer et je savais qu’il allait fracasser la table, mais celui qui avait les cheveux gris a posé la main sur son épaule et lui a dit du calme, Gyurka, du calme, visiblement ils s’étaient trompés sur le compte de cette dame, ils pensaient avoir à faire à une femme intelligente, qui savait quand et avec qui elle devait être gentille, mais, visiblement, elle n’avait pas assez de jugeote pour reconnaître ceux qui lui voulaient du bien, visiblement, elle cherchait à tout prix à s’attirer les ennuis. Eh bien, qu’à cela ne tienne ! Celui qui s’appelait Gyurka a jeté le tiroir par terre, par-dessus les couverts éparpillés, et a dit très bien camarade commandant, si c’est ce qu’elle veut, allons-y !

Le nommé Gyurka a regardé ma mère, a fait un signe de tête, puis il s’est tourné vers moi et m’a dit c’est bon, il partait, mais uniquement parce qu’il voyait qu’on aimait les fleurs, car quand on aimait les fleurs on ne pouvait pas être vraiment mauvais, puis il s’est avancé vers la table, et j’étais persuadé qu’il allait casser le bocal à cornichons, mais il s’est contenté de prendre une tulipe, il l’a portée à ses narines, l’a reniflée, et a dit que le problème avec les tulipes c’est que ça n’avait pas d’odeur, à part ça, c’était vraiment une très jolie fleur, et puis il est sorti de la cuisine, allons-y, camarade commandant, le type aux cheveux gris n’a rien dit, il lui a juste fait signe, le nommé Gyurka est passé à côté de ma mère et lui a tendu la tulipe, maman l’a prise sans dire un mot, le nommé Gyurka a dit une fleur pour une fleur, et puis il s’est encore tourné vers moi et m’a fait un clin d’œil, puis il est sorti et a pris l’escalier.

Le commandant est sorti, lui aussi, mais quand maman a voulu claquer la porte derrière lui il a glissé son pied pour la bloquer, et lui a dit, calmement, gentiment, qu’elle allait le regretter, la prochaine fois qu’ils viendraient, ils arracheraient le plancher, ils gratteraient le mastic des fenêtres, ils iraient même fouiller jusque sous la baignoire, et dans les tuyaux de gaz, ils retourneraient tout l’appartement, et elle pouvait être sûre qu’ils trouveraient ce qu’ils cherchaient !, puis il s’est tu, et il est parti en direction de l’escalier.

Maman a claqué la porte, juste avant, j’ai entendu le commandant dire au revoir, et puis maman s’est retournée, s’est adossée à la porte, la tulipe rouge à la main, elle a regardé les débris du pichet, les couverts éparpillés, le tiroir brisé en deux, sa bouche s’est crispée, puis, lentement, elle a pincé les lèvres, ensuite, elle m’a regardé et m’a demandé tout doucement d’aller chercher le balai et la pelle, pour ramasser les morceaux du pichet, et moi j’ai regardé les tulipes, dans le bocal à cornichons, sur la table, j’ai voulu lui dire c’est pas vrai, hein, ce qu’ils ont dit sur papa ?, il va rentrer à la maison n’est-ce pas ?, mais quand je me suis tourné vers maman je l’ai vue respirer le parfum de la tulipe, ses yeux étaient humides, je savais qu’elle avait du mal à retenir ses larmes, alors je ne lui ai rien demandé.

Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly